Archétype de l’extraverti qui se ressourçait au contact des autres, Chad était ce soir dans son élément et il sentait son énergie bouillonner, vibrer avec celle des corps qui les cernait, Rae et lui. Bien sûr, il appréciait également les moments de calme où il se retrouvait seul avec son meilleur ami, dans des décors auréolés de silence, à la faveur de la nuit, pour préserver les yeux de
@Rufus Munro , mais Chad avait besoin de ces soirées endiablées, où l’excitation était à son comble, la banalité du quotidien momentanément éclipsée, donnant l’impression que c’était là la seule véritable vie qui valait la peine d’être vécue. Quand on ne roulait pas sur l’or, on se raccrochait d’autant plus aux plaisirs que l’on savait éphémères et prêts à filer entre les doigts. Pour autant, Chad Siringo n’avait jamais été du genre à se plaindre d’avoir les poches — et quelques vêtements — troués, de devoir encore partager son espace vital avec ses frères et soeurs cadets, de ne pas voir plus loin que le lendemain — c’était sa vie, voilà tout. Il était bien entouré, il avait Rae, que pouvait-il demander de plus ?
Jusqu’à il y a quelques semaines, il aurait répondu : rien, il avait tout ce dont il avait besoin, non ? À l’exception de cette punition qui pesait sur ses épaules, il avait la santé, une famille qui tenait plus ou moins la route, un meilleur ami pour la vie. Envier les autres, être trop gourmand, n’avait jamais été dans le tempérament de la jeune Fae de la Lune. Sa rencontre avec l’énigmatique
@Jean Sonders avait changé la donne — désormais, Chad se surprenait à rêver de nouvelles choses, de nouvelles aventures qui, avec un peu de chance, effaceraient peu à peu les tourments de son coeur, les sentiments inavoués, inavouables, qui empiétaient sur son amitié avec Rufus. Grâce à Jean, peut-être parviendrait-il à revenir à un terrain neutre, dénué de cette attirance qui transformait son corps en instrument de torture, de répression.
Chad ignorait ce qui découlerait de cette collision de ces vies qu’il tenait habituellement bien séparées, il ne savait même pas pourquoi il avait toujours joué ce double jeu toutes ces années, pourquoi il n’avait pas voulu mêler Rufus à ses relations amoureuses. Avait-il peur d’être moins à l’aise en affichant son couple sous le nez de son meilleur ami ? Ou craignait-il inconsciemment de guetter un signe de jalousie chez Rae et d’être déçu de voir que l’autre Fae de la Lune restait parfaitement insensible ? Le jeune homme à la super-vision n’avait jamais semblé s’intéresser outre mesure aux péripéties sentimentales du jeune Siringo. Parce qu’il savait que ça ne durait jamais ? Parce qu’il savait que quoi qu’il arrive, leur amitié ne souffrirait de cette concurrence parallèle ? Mais à quel prix pour le garçon qui naviguait en eaux troubles depuis si longtemps ? Qu’importe la véritable réponse qui se cachait derrière ce changement de cap, Chad sentait qu’avec Jean, il avançait en terrain inconnu et pour le moment, il voulait croire qu’il avait une chance de guérir de cet amour enraciné mais privé d’air, qu’en se donnant à cent pour cent dans cette nouvelle idylle, il allait pouvoir passer à autre chose. Et il lui semblait primordial d’aborder cette nouvelle relation en la traitant différemment des précédentes — et cela commençait par provoquer une rencontre entre Jean et Rufus.
— Je vais te dénoncer au prochain conseil de solstice, l’avertit son meilleur ami et le ricanement de Chad se perdit dans le brouhaha.
L’imprudent haussa les épaules, un sourire aux lèvres. À quoi servait d’avoir une disposition s’ils n’avaient jamais le droit d’en avoir un usage pratique ? Il avait conscience d’être mieux loti que Rufus de ce côté-là — si l’on faisait abstraction de la fois où sa témérité lui avait coûté une partie de sa jambe — il ne souffrait pas de maux de tête, d’une disposition qui ne la lâchait jamais, il l’activait comme et quand bon lui semblait, de préférence pour des broutilles, alimentant sa fainéantise naturelle. Effrayer les automobilistes était un passe-temps relégué au placard depuis longtemps, remplacé par des allées et venues comme ce soir pour aller chercher des bières ou chercher sa dulcinée dans la foule.
— Patience, mon cher, tu vas la rencontrer ! Parce qu’elle existe, même si je parie que tu ne crois pas qu’une femme aussi parfaite foule les rues de Dupree !Chad éprouvait-il de l’appréhension à l’idée de présenter Jean à Rufus ? Clairement, mais il devinait aussi l’excitation que cette perspective instillait dans ses veines. Forcément, Rufus allait adorer Jean et il ne faisait aucun doute que Rufus et ses sarcasmes plairaient à Jean. Le jeune homme envisagea-t-il une seule seconde que Rae puisse tomber amoureux d’elle aussi ? Des dommages que cela pourrait avoir sur l’une ou l’autre de ses relations ? Pas un instant, pour la bonne et simple raison que Rae n’avait jamais semblé s’intéresser à quiconque, depuis aussi longtemps qu’ils étaient amis — non pas que Chad ait cherché à investiguer plus loin, la situation l’arrangeant plutôt. Comment aurait-il réagi si Rae lui avait annoncé avoir rencontré quelqu’un ? Au fond de lui, il se doutait de la réponse : cela l’aurait anéanti.
— Si au moins tu m’avais montré une photo ou donné une description, je pourrais la repérer.— Et ça ôterait par la même occasion toute la magie de cette rencontre, répliqua Chad, du sourire canaille auquel il avait accoutumé Rufus.
Si ça se trouve, quand tu la verras, tu sauras que c’est elle avant même que je te la montre.C’était dire à quel point le jeune Siringo était sur son petit nuage, pour aller s’imaginer que Rufus allait la repérer au halo de perfection qui l’auréolait — qui sait, avec ses yeux super puissants ?
— Elle doit être vraiment spéciale, pour que Chad Siringo fasse autant de mystères.Le concerné éclata de rire et vint se poster à côté de Rufus, passant machinalement un bras autour de ses épaules et se penchant vers son oreille, conspirateur :
— Tu n’as pas idée, confirma-t-il, décelant au même moment la chaleur qui monta de ses entrailles, éveillée par celle qui émanait du corps de son meilleur ami, par son parfum familier qui s’infiltra dans les poumons de Chad.
Un frisson lui parcourut la peau et il relâcha son étreinte, le coeur battant, la gorge sèche. Bientôt, ce trouble serait de l’histoire ancienne, pria-t-il en lui-même, Jean chasserait ses sensations malvenues et il pourrait à nouveau serrer son meilleur ami sans avoir l’impression d’approcher les mains de flammes prêtes à le consumer.
— Faisons un tour de la piste. Si tu vois une nana canon aux yeux ensorcelants, tu me fais signe. Si on ne la croise pas, je lui enverrai un message mais je ne veux pas avoir l’air trop collant.Ça n’en avait pas toujours l’air mais Chad apprenait (parfois) de ses erreurs, voilà ce que sous-entendait le rictus qui lui tordit les lèvres tandis que ses yeux scannaient tous les visages qu’ils croisaient. À cet instant précis, il aurait bien emprunté la disposition de son meilleur ami, juste pour retrouver Jean plus facilement et rapidement, mais cela faisait aussi partie de la magie de cette attraction qu’il ressentait pour la jeune femme, il ne savait jamais quand elle allait débouler, imprévisible comme elle l’était. Un point commun qui lui faisait mieux comprendre ce qu’il infligeait à ses proches.
— Je suis trop con, j’aurais dû lui donner rendez-vous à un point précis. J’avais oublié à quel point cette soirée ramenait du monde. Il y en a plus chaque année, tu ne trouves pas ? Est-ce qu’il y en a seulement qui se rendent encore à Auburncrown ?Et voilà, il était bel et bien nerveux, Chad n’était jamais aussi bavard, parlant pour ne rien dire, que lorsqu’il ne maitrisait plus son enthousiasme ou son anxiété.
Comme si le silence risquait de faire exploser son coeur.