dream in the light, dance in the dark

Lydia remontait la rue en direction du Timeless Trinkets, la main de sa fille glissée dans la sienne. Son coeur battait d’une légère excitation, presque enfantine, et ce n’était pas seulement parce que Kaya poussait des petites exclamations enthousiastes chaque fois qu’elles croisaient des gens déguisés. Halloween avait toujours été l’une de ses soirées favorites, l’occasion d’enfiler un costume, de devenir une autre, de remiser Lydia Pullman au placard. Ce soir, elle n’avait pas choisi l’originalité et avait préféré jouer la sécurité en optant pour un attirail de veuve noire — robe sombre, bas filés, Buffalos et, bien sûr, un chapeau à larges bords auquel elle avait accroché un voile pour dissimuler son visage. À ses côtés, Kaya Pullman, cinq ans et demi, tâchait de ne pas marcher sur les bandelettes de son costume de momie, que sa grand-mère avait patiemment confectionné le week-end précédent, un petit seau en forme de crâne à la main, en vue de la collecte de friandises.
— On va faire toutes les maisons de Dupree, Maman ? s’enquit Kaya, les joues roses, les yeux pétillants, tirant sur la main de Lydia.
— Pas toutes, Kaya, mais on va en faire un maximum en une heure, c’est promis. On ira dans un quartier plein de maisons.
Cette promesse sembla suffire à la fillette qui inspira, ravie, alors qu’elles arrivaient à destination. Lydia poussa la porte de la boutique, la sonnette annonça leur entrée et Kaya fila dans les allées encombrées, en quête de la haute silhouette de Cash Siringo.
— Caaaaash, on est là, on est déguisées !!
En temps normal, Lydia l’aurait grondée, lui aurait ordonné d’être plus discrète, mais elle était elle-même bien trop impatiente et elle suivit les babillages de Kaya à travers le magasin jusqu’à la trouver en compagnie de Cash.
— J’espère que tu es prêt parce que la soirée qui s’annonce va être inoubliable, déclara-t-elle en prenant une pose de super-héroïne. Trick or treat à Mayfield Heights puis s-o-i-r-é-e au s-e-a-h-o-r-s-e. Et si tu n’as pas de costume, j’ai le masque idéal.
Joignant le geste à la parole, Lydia ouvrit son sac à dos et en tira un masque velu de Chewbacca. Elle le brandit victorieusement et le lança à son ami de toujours.
— Qu’est-ce que tu en dis ? Kaya, descends de cette chaise, c’est fragile.
Elle prit la main de la fauteuse de trouble et l’entraina vers le comptoir, où elle déposa ses affaires en attendant que Cash ferme la boutique. Elle souleva le voile destiné à dissimuler ses traits et souffla sur l’une de ses mèches synthétiques, un blond platine qui, à coup sûr, lui assurerait l’anonymat si elle devait croiser Atticus au détour d’une rue de Dupree — ce qui était devenu sa hantise depuis qu’elle avait appris son retour en ville.
— Je lui ai promis de faire du porte-à-porte pendant une heure puis je la ramène chez mes parents, elle y passera la nuit, expliqua-t-elle en posant les deux coudes sur le comptoir, suivant du regard son meilleur ami.
Nul besoin de préciser qu’elle avait tout prévu pour être libre jusqu’à demain, pour pouvoir profiter pleinement de cette soirée. Cash n’avait pas interêt à tenter de se défiler, elle dégommerait toutes ses excuses.
— Et demain il y a le lâcher de lanternes, évidemment, ajouta-t-elle, tradition annuelle qu’elle n’avait jamais manquée, aussi loin que remontait sa mémoire.
Elle savait déjà plus ou moins ce qu’elle allait confier aux étoiles mais elle ne voulait pas déjà songer au jour suivant, elle tenait à profiter de chaque instant. Il viendrait assez tôt, le moment de retourner à leurs habitudes, Cash et ses vieilleries, Lydia et son poste à l’accueil du commissariat.
Quand on avait dû grandir trop vite, renoncer à ses rêves, bricoler un coeur vaillant à partir de morceaux coupants, chaque moment de joie devait être célébré. Quant à savoir où elle serait l’année prochaine, Lydia avait depuis longtemps cessé de se le demander. Elle évitait de se projeter trop loin, s’en tenait aux nécessités de la vie, à joindre les deux bouts et à élever sa fille du mieux qu’elle le pouvait — ce qu’elle n’aurait pas pu faire sans l’aide de ses parents et sans le soutien infaillible de Cash Siringo, aussi discret qu’il était solide, et qu’elle observait à présent, la tête penchée, le menton sur ses poings joints, dans l’unique but de l’attendrir et de le forcer à la suivre jusqu’au bout de la nuit.