Les mains au fond des poches, le cœur au fond de la poitrine, il fixe la porte d’entrée de l’immeuble comme si, magiquement, elle allait s’ouvrir sur un sourire au lieu du regard le plus noir qui soit. Avec Harper, c’était dur, mais il avait l’assurance qu’elle l’attendait encore. Quelque part, c’est sûrement pour ça qu’elle est la première qu’il soit allé voir. Parce qu’il n’y avait que comme ça qu’il aurait ensuite le courage de continuer. Soit elle lui mettait un coup de pied au cul, et il n’avait pas le choix, soit elle l’accueillait avec toute la tendresse qu’il lui connait et il aurait trouvé lui-même la force de donner leur chance aux autres. Ou plutôt, d’aller chercher la chance qu’il aimerait trouver chez eux.
Au final, elle a fait les deux à la fois, et il ne pourrait pas être plus reconnaissant.
C’est comme ça qu’il a pu aller voir ses parents, juste après l’avoir laissée refermer la porte devant lui. Qu’il a pu apparaître comme par magie, comme dans un miracle, sur le pas de leur porte à eux. Revenir à cette maison, à ces visages rendus un million de fois plus vieux par les années et le deuil… Il savait que ce serait difficile ; il ne savait pas à quel point. Encore une fois. La réalité a cette fâcheuse manie d’être encore pire que le pire de ses cauchemars, et de lui rappeler que partir, six ans plus tôt, a jeté le monde entier dans un précipice dans lequel il n’a plus d’autre choix que de plonger.
Il ne saurait dire ce qui l’a le plus perturbé, cette soirée-là. Qu’ils insistent pour parler jusqu’au bout. Qu’ils lui présentent Mona, sa petite sœur de trois ans aux paroles encore trop balbutiantes pour être vraiment compréhensibles. Qu’elle lui apparaisse comme la plus belle chose au monde, à ce moment-là. Il ne compte pas les larmes qu’il a laissé échapper ce soir-là ; ça aurait été peine perdue. Tout comme il ne compte pas les excuses proférées, les regards effarés, les fois où ses parents devaient s’assurer de ne pas rêver, où il a dû les retenir d’avertir tous leurs proches. Pas encore. Ce n’était pas encore le moment. Parce qu’il lui restait encore quelques personnes à aller voir.
Ce sont eux, qui lui ont donné l’adresse d’Emerson. Son cousin, son frère, le petit garçon devenu homme qui a partagé toute sa vie avec Lewis. Toute sa vie, jusqu’à l’incident. Jusqu’à Atticus. Jusqu’à ce que Lewis les pousse tous dans cet abîme, et qu’il passe six années à regarder le gouffre avant de trouver la force d’y plonger à son tour.
Cette fois, la force, il ne la trouve pas. Son bras refuse de bouger, figé devant la sonnette de l’appartement. Ses parents lui ont donné l’adresse d’Emerson, mais ils n’avaient pas prévenu qu’il y aurait deux noms sur la sonnette. Deux noms qui ne sont pas ceux qu’il aurait espéré.
Moore et Parker ! Sonnez, et attendez-vous à une avalanche de mièvrerie !
Le voilà, le sticker qu’il aurait préféré voir.
Moore et Hayward.
Bien moins invitants, les deux noms lui donnent l’impression que son crâne entier va exploser sous l’assaut des reproches et des coups, s’il sonne. Qu’il doit s’attendre à tout sauf à des bras grands ouverts.
Hey, c’est moi. À son oreille, les mots d’Emerson résonnent depuis son unique écouteur, repassant encore une fois le message vocal dans l’espoir d’y trouver un fond d’espoir, de force, quelque part. Toujours pas le temps de décrocher, huh ?
Il en écoute l’entièreté. Il se fait au son de la voix de son cousin. Il ferme les yeux, devant cette porte depuis plus d’un quart d’heure, lorsqu’il enlève finalement ce fichu écouteur pour regarder une ultime fois les noms sur la sonnette.
D’un doigt hésitant, il appuie enfin sur le bouton. Il entend l’écho d’une sonnerie irritante revenir à ses oreilles. Des pas, quelque part.
Le son de son propre cœur qui est prêt à s’arrêter à tout moment.