mon coeur est parmi d'autres astres (elros)

Mon coeur est parmi d'autres astres parti
loin d'ici
et sillonne la nuit d'un cri que je n'entends pas

« Aminta, qu’est-ce que c’est que ça ? Elle jette un oeil sur sa robe noire, sans voir ce qui cause tant d’effroi. Un pli ? Une tache suspecte ? Un accroc ? On dirait que tu es en deuil ! » Et puis Aminta marmonne un truc dans sa barbe, quelque chose qui ressemble à de ma santé mentale, oui mais sa soeur la regarde et – « Ne sois pas ridicule, maman. On dirait qu’elle va à un business meeting. – C’est déprimant ! C’est le printemps, Aminta. C’est un bal. » C’est une séance de torture, voilà ce que c’est. Mais sa famille se montre particulièrement obstinée, et après avoir manqué la majorité des festivités de Dupree au fil des années, elle n’a d’autre choix que d’y assister. Elle doit sortir de la maison, (re)faire la connaissance de sa communauté, et, apparemment, faire bonne impression pour dissiper les rumeurs de sa descente aux enfers. Rien que ça. « Je n’ai rien d’autre. Ça ne lui mérite qu’un regard pointu, et un geste ferme vers l’escalier. Ta soeur a sans doute quelque chose de plus approprié. »

Tout va bien.
…pas vrai ?

Sa nervosité ne s’atténue pas, même changée (l’approbation de son entourage devrait aider, non ?), même alors qu’elle s’accroche au bras de son père comme s’il s’agissait d’une bouée. S’il est comme un roc, ce n’est pas le cas de sa femme, qui sonde la salle avec l’énergie du désespoir; elle tente d’être discrète, mais ce n’est pas particulièrement efficace, et Aminta se demande si elle réussira le supporter plus de dix minutes avant d’abandonner le navire. « Qu’est-ce qui se passe ? » Elle a l’air coupable. Ça ne peut rien présager de bon. « Rien, rien. Viens, je te présente. »

Les visages se succèdent et se ressemblent, les noms s’entremêlent, se posent sur les mauvais visages. Elle ne fait que sourire et passer au suivant – les questions gênantes ignorées, ou évitées. Dans une telle foule, et alors que la majorité a l’esprit à la fête, ce n’est pas si compliqué. Aminta en vient même à se détendre (mais pas au point d’aller errer seule), à admirer la beauté du décor et laisser l’ambiance festive la gagner. « Tu devrais aller danser. – Je ne pensais pas que tu t'y mettrais aussi. » Son père lui tapote affectueusement la main, jette un regard à sa femme par-dessus l'épaule d'Aminta. « Tu pourrais être surprise. Il prend une pause dramatique, avant de lui demander, d'un ton très solennel qui la fait presque rouler des yeux, et presque sourire: Me feriez-vous l'honneur de cette danse, mademoiselle Aminta ? »
La musique la berce, les pas lui reviennent peu à peu, et elle est presque déçue lorsque le morceau s'achève et qu'il la ramène aux abords de la piste de danse. Ça lui avait manqué; la nostalgie la prend au coeur, aussi douce que la lumière dorée qui baigne le visage des danseurs. « Laisse-lui au moins une chance, dit-il, avant d'offrir sa main à sa femme et de l'entraîner pour le prochain morceau. » Et Aminta, seule parmi la foule, presque assez solide pour ne pas paniquer, ne comprend ce qu'il veut dire que lorsqu'un étranger se présente à ses côtés, et que l'expression tendue (et implorante) de sa mère lui mette la puce à l'oreille.

(titre extrait de leur coeur est ailleurs par hector de saint-denys garneau)

Il lisse le pan de cette chemise qui a déjà trop connu ses doigts ; c'est la faute au col qui lui remonte trop vers le cou, qu'il n'apprécie pas ; porte déjà trop de chemises au quotidien ; celle-ci est, en plus du reste, si belle. C'est qu'il faut regarder aussi la veste dans laquelle moult motifs sont accrochés dans un revers de velours magnifique ; et il y a des constellations imaginaires sur cette veste qu'il ne peut manipuler ; rien qu'il ne puisse influencer ; et ça lui donne une impression d'une nuit future sur laquelle il n'a encore incidence.

C'est un soupir qui traverse ses lèvres déjà trop usées par tout ceux qu'il a déjà poussé.

Il n'a pas envie de se ramener à ce bal ; pas envie d'honorer une nouvelle fois les traditions, cet héritage pesant ; lourd ; mais auquel il n'osera pourtant jamais se soustraire ; parce que ça voudrait dire qu'il aurait pris une décision de lui-même. Elros avance alors vers sa famille, cette main implacable qui chasse comme une poussière inexistante ; geste d'une mère qui le veut sur son trente-et-un, qui souhaite le meilleur pour ce célibataire qui tend à devenir trop âgé pour ses pairs ; et les billes se plantent dans les siennes. "Tiens-toi droit, Elros." Et alors le dos craquelle ; il se redresse pour ne pas ressembler à la tour de pise, à laisser peser le poids de trop d'années sur ses épaules ; pour faire croire que tout va bien.

Et le bal se pointe, peinturé de cette nature dans cette bâtisse qui, à la manière des étoiles, s'évanouira aux premières lueurs du jour ; marraine la bonne fée a bien bossé.

Elros n'est pas de ceux qui ont le sourire aisé ; juste un air mauvais sur le visage, qui annonce déjà les premiers nuages ; et s'il n'y a aucun éclair à l'horizon, dans son regard brûle la lassitude que sa mère combat au mieux, à lui aboyer de mieux se tenir, qu'il va finir par leur faire honte. Et parce qu'on lui a toujours appris à être un bon fae, il laisse cet air morose aux vestiaires, à défaut de se séparer de la veste qui couvre toujours son dos ; délaisse juste un manteau qu'on lui a pris d'avec une grâce qu'il ne possède pas ; comme si la magie s'était désintéressée de lui, alors qu'il fait enfin nuit.

Et il y a cet habituel tour des présentations ; des félicitations aussi pour les jeunes mariés ; et chaque personne qu'il croise évite soigneusement d'aborder le sujet qui fâche mère Oakpond ; qui ne saurait pas réchauffer le coeur d'Elros pourtant. "C'est elle." Qu'elle lui dit abruptement ; en désignant une des femmes sur la piste. "Les Avanesyan ont une bonne réputation." Malgré leur maison. La phrase ne trouve pas sa fin, mais Elros ne sait que trop bien l'entendre ; le crépuscule qui est sorti du placard, comme s'ils n'étaient pas les monstres qu'on avait pu tant dépeindre ; qui se montrent enfin, en tout cas ; et il remarque forcément un petit détail. "Elle est bien trop jolie pour moi." Qu'il dit, dans un vague acte de rébellion qui n'en est pas un ; lui semble juste dicter une évidence que sa mère balaye d'un revers de main. "Je ne t'ai jamais demandé d'être beau, Elros." Et il pourrait protester, désigner la chemise et ses affaires du jour ; mais retient les mots et le soupir. "C'est vrai. Pardon." Et il l'observe alors, la revenante ; celle que sa mère tient absolument à lui présenter.

Elle lui avait dit ; il y a cette fille nouvelle en ville ; à la manière des gens qui soulignent qu'alors, les secrets sont encore bien gardés ; elle sera au bal et tu iras la voir ; à la façon des gens qui imposent leurs envies et en font des exigences ; fais-lui bonne impression, Elros ; mais il n'est pas assez beau, pas assez bien.

Pour autant, il perd son regard sur elle encore ; la maison du crépuscule ; sans doute a-t-elle souvent vécue seule ; il est un bon garçon, Elros ; alors après avoir volé deux coupes à la table dédiée à tout ce qui sera pour le palais, le fae s'invite aux côtés de la femme.


Un peu de courage ; pas tant pour lui parler à elle que pour simplement trouver quelque chose à dire à un autre être vivant. "Vous n'aviez pas dansé depuis combien de temps ?" Il lui semblait qu'elle ne savait parfois pas comment se positionner ; comme si elle devait se rappeler des gestes pour ne pas écraser les pieds de ce qu'il devine être son père. Et dans un geste plus ou moins las, sans vraiment de grâce parce qu'il ne sait mentir à ce point, il lui tend une des coupes pour si elle souhaite s'en saisir ; au pire, il ira pour boire les deux, n'a pas grand-chose à faire d'autre pour le moment.

Il arrive et elle voudrait trouver une échappatoire, une raison de fuir qui ne fasse pas mauvaise impression –  ou alors, qu’importe les rumeurs et sa réputation, il ne suffirait que de se fondre dans la foule sans regarder en arrière. Mais le regard accroche le sien et elle songe, l’espace d’un instant, aux mots de son père. Tu pourrais être surprise. Laisse-lui au moins une chance. Alors elle reste, force une expression neutre à défaut d’un sourire, et lui laisse une chance. Il a l’avantage de lui présenter une coupe qu’elle accepte avec prudence, évitant délibérément de frôler la main qui la lui tend; mais le regard s’attarde sur le breuvage doré, suit le tracé du poignet, accroche la veste étoilée, dont le lustre du velours accroche la lumière.
Et puis elle se rend compte qu’elle le fixe depuis une bonne minute, sans rien dire, et qu’il attend une réponse. Et qu’elle n’aime pas la question.

Aminta joint les mains au pied de la coupe, plus pour les occuper qu’autre chose; elle est reconnaissante d’avoir au moins cette distraction, alors que la nervosité (et dans une moindre mesure, l’affront), lui donnent la bougeotte. « C’était si évident que ça. » Ce n’est pas vraiment une question. De toute évidence, n’importe qui pouvait s’en rendre compte… et porter un jugement qui ne risque pas d’être flatteur. « Depuis des années. » L’admission faite du bout des lèvres, comme un secret qu’on a pas envie de dévoiler. De penser aux raisons et à la durée de son absence lui donne presque le tournis.

Le dernier bal à la fin de l’adolescence, avant qu’elle ne quitte Dupree pour ses études; les longues heures de voiture pour aller vivre au soleil; les voyages périodiques, de moins en moins fréquents alors que le travail s’accaparait tout son temps; et la honte la saisit à la gorge. Elle porte son verre à ses lèvres, laisse couler l’alcool sucré dans une trop grande gorgée comme pour délier le noeud qui s’y est logé. « Et vous ? Il s’en faut de peu pour que les deux petits mots soient la totalité de la question. Mais elle repense au regard de sa mère, laisse échapper un faible soupir, et ajoute: Quand avez-vous dansé pour la dernière fois ? »

La question retournée plutôt pour échapper aux questions pour un instant, plus que par réel intérêt – jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle veut véritablement savoir la réponse. Est-elle la seule à ne pas avoir foulé la piste de danse pendant des années ? Derrière l’apparente nonchalance se cache-t-il le roi de la piste ? La pensée la fait presque sourire. Peut-elle vraiment l'imaginer tournoyer sur la piste avec élégance, au bras d'une délicate partenaire ? Ou s'agit-il du genre à raser les murs ? Les apparences peuvent être trompeuses.

La coupe est acceptée ; et le bout de conversation qu'il a pu lancer aussi. Était-ce si évident que ça ? Il n'en sait rien, c'est juste qu'à force de venir presque chaque année, même lorsqu'il était marié, il ne peut que constater quand le rythme est haché par l'absence de pratique. "J'espère que ça vous a donné envie d'y retourner." Parce que c'est toujours plus agréable d'y aller de soi-même que d'être traîné ; lui n'aime pas particulièrement ça, parce que la danse n'a jamais été un point d'intérêt, qu'il voudrait juste rester plutôt dans un coin parce qu'avant, c'était juste pour continuer de faire l'espèce de fierté maladive de tous les faes de sa maison, de le voir suivre si bien les commandements de la baraque.

Mais plus les années passent, plus ça lui coûte ; comme si à force, ça venait à lui scier jusque les muscles. Alors il se décide à être un brin plus lui, même si ça non plus, ce n'était pas ce qu'on avait pu attendre de lui. "Volontairement ?" Et la réponse lui semble alors évidente. "Deux dizaines d'années je dirais." Au bas mot, oui ; et il pue une sincérité terrible que tout le monde condamnerait si on pouvait l'entendre ; avec de la chance, elle ne le dénoncera pas. "Sous la contrainte, ça doit dater de trois ans à présent." Et même s'il sait que sa mère espionne le moindre des mouvements qu'il peut avoir, il laisse sa tronche faire cette mimique singulière, de quand les lèvres partent plutôt vers le bas ; donne une nonchalance qui est bien plus proche de lui que tout ce beau manège, que le magnifique costume, que la coupe étudiée pour qu'un cheveu ne s'envole. Mais il doit se reprendre, parce qu'on attend de lui autre chose qu'une cinglante honte encore ; alors il se force à un sourire qui fait faux sur cette face trop habituée à ses contraires.

Il doit se reprendre ; on l'étudie et on lui dira qu'il n'a rien fait pour se rendre intéressant ; une nouvelle fois ; mais à quoi bon mentir, hein ? "Ce n'est pas vraiment fait pour nous hein, les bals." Il s'ose à l'inclure dans le lot ; pourquoi aurait-elle fui pendant si longtemps autrement ? "Si vous trouvez un moyen de fuir à un moment, n'hésitez pas à partager le tips." Et pour peu, ce bout de sourire ne déformerait pas ses traits ; comme s'il était naturel ; ah, la fierté de sa famille hein...

Il a au moins le mérite de la faire réfléchir: a-t-elle envie de fouler la piste de danse à nouveau, de s’insérer dans les jeux de politiques et d’alliances, et de flirter avec les rumeurs ? Elle n’en sait rien. Tout lui semble terriblement nouveau, terriblement accablant; comme si le moindre stress menaçait de la faire s’écrouler, fondations de sable vulnérables au moindre remous. Et pourtant, dans ces quelques instants avec son père, elle a retrouvé ces souvenirs qui lui appartiennent, les bals de son adolescence, sans qu’on aie de quelconques attentes – s’amuser, virevolter dans les robes aux jupes volumineuses, aux couleurs sombres de la brunante. Le haussement d’une épaule est vague, ni-oui ni-non, camoufle ses pensées. Au moins il ne s’agissait pas d’une question, et le geste à la signification nébuleuse a l’avantage d’offrir une réponse sans rien dévoiler.

Ce n’est pas vraiment le cas de son étranger, dont l’honnêteté la surprend – la société fae place une importance indue sur ces événements, qui sont si nombreux qu’on peut difficilement y échapper. Sauf en quittant le nid, exil volontaire tant regretté, surtout de la façon dont il s’est terminé. Son retour lui paraît une disgrâce, un échec, et Aminta ne sait pas s’il en a conscience. « Si longtemps ? » Ce n’est certainement pas de ses affaires. Mais elle est tout de même curieuse; qui donc l’a contraint, et où est cette personne à présent ?
Le sourire qu’il lui offre ne touche pas ses yeux; c’est dommage; et elle comprend, quelque part, que lui aussi se dissimule derrière un masque (à l’intention de lui-même, ou d’autrui ?), et qu’il lui offre un regard sur la vérité sans qu’elle sache comment elle l’a mérité.  
« Je ne sais pas, je crois que ça m’avait manqué. Ça aussi, c’est honnête – il lui semble que c’est la moindre des choses de lui tendre quelque chose en retour. C’est peut-être simplement la nostalgie qui parle. » Le désir de revenir à une époque où tout était plus simple, où son ambition ne lui avait pas encore dévoré le coeur jusqu’à lui pourrir l’existence.

Aminta prétend de considérer la requête avec humour, un mince sourire au coin des lèvres (alors qu’elle connaît déjà très bien la réponse). « Je ne crois pas que mes conseils valent la peine d’être écoutés. » Elle fait tourner l’alcool au fond du verre, considère un instant vider le tout d’un trait; c’est finalement la bienséance qui gagne; la gorgée délicate, juste avant de parcourir la pièce du regard. (Va-t-il le remarquer, si elle fusille ses parents du regard ?) « Je ne suis pas encore prête à m'échapper, mais je peux vous couvrir pendant que vous le faites. » On a rarement vu une telle générosité.

Il ne sait pas ce qu'il fait là ; et en même temps, si. Bien sûr que sa mère voudrait qu'il ait une progéniture ; et voici une femme toute prête à être mariée, n'est-ce pas ? S'il ne s'imagine pas que tout est déjà acté et que les familles ont juste convenus de leur laisser cette soirée pour se rencontrer d'avant les grandes annonces, il sait que sa mère attend quelque chose de ce moment où il lui parle ; mais Elros, lui, n'en attend rien. Alors il sera comme d'ordinaire, à ne pas chercher à séduire, parce qu'il est usé de devoir plaire à tout le monde, qu'il a déjà sa famille à contenter et que jouer le parfait petit fae ne l'intéresse définitivement pas - quand bien même il suit chacune des règles. Il irait bien pour soupirer, pour montrer combien il est fatigué, mais la bienséance l'en empêche ; alors il ne peut user que des mots. "Pour ?" Petit regard vers elle. "Les danses obligatoires ?" Et il lui sourit un peu, de cet air de mauvais garçon, de petit con ; il est ainsi, Elros, fait de ces expressions qui ne plaisent à personne, parce que trop empreinte de cette nature je m'en foutiste et malicieuse. "Ma mère était malade l'an dernier." Et personne ne saurait dire si c'était la vérité ou non ; mais ça n'explique pas pourquoi il n'a pas dansé les deux années d'avant ; mais peut-être que le trait d'humour certes pas bien folichon mais tout de même présent saura faire sourire un peu la femme à ses côtés.

Mais dans le fond, qu'importe ; il ne cherche pas particulièrement à lui faire bonne impression.

Un regard sur elle encore, à parler pour tenter de défaire les zones d'ombres ; pourquoi a-t-elle manqué les fameuses vingt dernières années ou presque de bal ? Il boit à sa coupe, en écoutant ; finalement, peut-être était-elle faite pour les bals, contrairement à lui ; ah, sa mère risque d'être bien déçue. Ainsi la belle ne s'enfuira pas avant minuit avec lui ; et peut-être n'est-ce pas plus mal. "Ah, c'est trop tôt encore. On saurait où me retrouver." Et il ne ment même pas ; faut au moins tenir encore... Une heure, allez. Juste ça ; rien que ça ; tellement de temps encore. "Et puis, du coup... Faut que vous en profitiez, avant de couvrir un fuyard." Une nouvelle fois, cette moue ; celle qui dit que ça semble mieux ainsi ; ce not bad trop mis en lumière par un certain ancien président mais après lequel Elros n'avait pas attendu pour arborer cet air.

Un nouveau trait de champagne ; et il a déjà presque terminé sa flute. "Ah." Quelque chose vient de lui revenir ; même qu'il aurait sans doute mieux fait de commencer par là. "Elros Oakpond." Oui, c'est pas si mal de se présenter. "Maison de la comète." Est-ce que ça a son importance ? Sans doute, dans cette communauté qui évite de trop se mélanger d'ordinaire ; surtout avec le Crépuscule. "Enchanté." Plus ou moins ; sans doute qu'avant même la fin de cette soirée, elle ne lui adressera plus la parole, mais d'ici-là... Oui, enchanté.

Ça aurait été bien plus simple s’il avait accepté son offre; elle aurait pu dire à sa mère j’ai essayé, il n’était pas intéressé, il est parti. Mais ils décident tous les deux de jouer le jeu, visiblement, même s’il a clairement signalé qu’il n’y jouait que par obligation. C’est un peu vexant, en soi, mais c’est déjà ça de pris. Elle pourra dire à sa mère il n’était là que par politesse. Tout au moins alimente-t-il la conversation – il a idée de fuir, mais entre ce moment et l’échappée, il conserve ses bonnes manières. « N’hésitez pas à me faire signe quand le moment sera opportun. » Et Aminta, elle, pourra contempler la déception dans le regard de ses parents, et s’en réjouir; ou s’en désoler; ou ne pas savoir quoi en faire. Se mettre en colère, peut-être, de lui avoir tendu un piège, de l’avoir laissée à elle-même et aux souvenirs d’enfance qui l'assaillent. Ce sont probablement les siens; les soirées et bals auxquels assistent les humains n’ont pas la magie étincelante des événements fae, en dépit de tous leurs efforts.

« Aminta Avanesyan. Elle hésite un peu, songe que dans le pire des cas ça le fera fuir plus efficacement. Crépuscule. » Les bulles montent dans le verre, l’effervescence semble refléter l’énergie des invités – la légèreté, la liesse comme mot d’ordre, et les voilà tous les deux coincés dans une danse involontaire, un peu guindée, dont Aminta a oublié les pas (ne les a jamais sus). « Ravie de faire votre connaissance, Elros. » Et elle se rend compte que ce n’est pas tout à fait faux. Qu’elle aime l’humour nonchalant, la façon dont la moue se tourne vers le bas lorsqu’il se moque.
Peut-être parviendra-t-il à la distraire d’elle-même, à lui faire croire qu’il n’y a qu’elle dans son esprit bouleversé, jusqu’à ce qu’il parvienne à échapper à l’oeil acéré de sa mère.

« Je ne me souvenais pas que c’était aussi… politique. » Elle sourit à un couple qui passe, murmure ses félicitations. C’est ici que les alliances se forment, et se défont. Elle n’a de souvenirs que les jeux d’enfants, les danses apprises par coeur et exécutées avec enthousiasme, les rires à gorge déployée. Est-ce pourquoi elle y est si attachée ? Parce que ces souvenirs, ces visages ne peuvent être qu’à elle ? Les valses alors qu’elle se tient sur les pieds de son père pour suivre les pas, la première robe qu’elle a choisie, sa petite soeur dans une robe si bouffante qu’on aurait dit un petit chou à la crème. L’insouciance. Son insouciance. « Il y a de quoi être nerveux. » Se sentir jugé, évalué. Et pourtant elle les envie. C'est stupide. « C’est pour ça que vous ne dansez plus ? » Qu’a-t-elle à perdre ? Elle sait déjà qu’il n’attend que l’occasion de s'éclipser.

Il ne répond rien, pour cette fois-là ; a juste un sourire en coin, comme pour dire entendu ; parce que ça l'amuse comme idée, de se soustraire au reste des faes pour finalement retourner à ses étoiles ; et peut-être jouera-t-il d'avec un bout de ciel pour retrouver quelque chose de familier ; ou bien se contentera-t-il de celui déjà présent pour se perdre dans les constellations présentes, à tenter de reconnaître celles du passé et s'imaginer celles du futur aussi. Et c'est presque dommage qu'elle préfère rester de son côté, parce qu'il aurait pu l'inviter à assister à tout ça, à découvrir une toute autre sorte de magie qui n'a jamais eu besoin des faes pour demeurer si belle et forte.

Mais il se présente ; et son prénom à elle est charmant, quand elle prononce ; comme si elle avait cette façon de le sublimer, de le dire d'une manière différente des autres. Et Elros se le grave dans sa mémoire sans vraiment le faire, mais parvient à le retenir cette fois, contrairement à quand sa mère avait pu lui glisser et qu'il n'avait pas fait le moindre effort dès lors. Parce qu'il préfère que ce soit elle qui le fasse plutôt qu'une tierce personne ; et y'a ce truc de se dire qu'il avait bien fait, parce qu'il aime bien, oui. "De même, Aminta." Parce qu'elle l'a toujours pas renvoyé à sa maison (ah ah) et qu'elle supporte encore sa compagnie, sans être visiblement ennuyée par son existence encore.

Mais sa nostalgie semble déjà balayée, face à ce qui hérisse Elros au final ; oui, tout ce côté politique, toutes ces choses qui font qu'il n'y trouve plus rien de naturel ou de vraiment joli, ici ; même lui, avec elle, parce que sa mère la lui avait désigné et qu'il était venu de base en trainant des pieds. Sans doute aurait-il préféré l'approcher à force de la regarder et par curiosité, plutôt que parce qu'on attendait ça de lui. "En effet." Il a tout à perdre, à être honnête ; mais Elros est loin des oreilles des autres Oakpond et qu'au pire, il est déjà désavoué d'avec son mariage plus que raté. "Je préférais quand on s'approchaient les uns et les autres parce qu'on en avait envie." Quand ils étaient encore exemptés des machinations du genre. "Bon, après, ça me manque pas tant de me faire marcher sur les pieds." Il se devait forcément de rajouter le trait d'humour ; s'échapper de lui-même, de ses pensées ; n'a pas le droit de dévier trop du chemin, après tout. "Mais si on vous demande, je n'ai bien entendu jamais dit tout ça." Et il coule de nouveau un regard sur elle, se tente à une nouvelle boutade ; peut-être un brin de complicité qu'il cherche à trouver, simplement pour qu'au moins sa soirée à elle ne soit pas désagréable ; parce qu'Elros ne s'imagine pas que de son côté aussi, tout est orchestré ; s'imagine être la parasite venu se greffer à elle sous l'impulsion d'une mère trop impliquée.

Et il se rend compte que ces mots peuvent être un peu cassants ; ou vexant ; parce qu'il insinue qu'il n'est pas là pour le bon plaisir d'une conversation. Et mince, parce qu'Elros ne sait jamais comment rattraper ce genre de bourde, qu'en général il ne fait que s'enfoncer dedans, parce qu'il s'en fout un peu ; mais bon, s'il la vexe, peut-être qu'elle ira crier partout à l'hérésie de sa part. "... Désolé, ça sonnait peut-être..." Et il cherche ses mots, en pinçant les lèvres. "J'aurais juste préféré faire connaissance dans d'autres circonstances." Au détour d'un café ; d'étoiles ; d'une autre coupe de champagne. Pour cette fois, Elros laisse un soupir s'échapper de lui, parce qu'il n'a jamais été doué socialement, que c'est sans doute pour ça qu'il est aussi bon comme employé à la mairie.

Il ferait mieux de repartir dans son coin plutôt que de continuer à s'enfoncer.

Tout ce qu’elle arrive à penser, c’est… oh. Un oh un peu vexé et un peu déçu, on ne peut pas plaire à tout le monde, mais c’est tout de même un brin offensant de se le faire répéter plusieurs fois. Aminta ne devrait pas prendre l’opinion de n’importe qui à coeur, et elle le sait bien; mais il y a quelque chose de vulnérable à se présenter ici après tant d’années, après avoir perdu ce qui lui semblent être ses manières, son aisance, son sentiment d’appartenance. Elle pourrait bien juste s’excuser et aller rejoindre sa soeur; pourquoi s’obstine-t-elle alors qu’il a très clairement marqué son désintérêt ? Mais la pointe d’humour semble… contradictoire ? Et que dire du fait que c’est lui, qui l’a abordée ?
Elle avait raison. Ces jeux d’apparence et de politique sont si loin dans sa mémoire qu’ils auraient très bien pu ne jamais y avoir existé. « Et encore, au moins vos chaussures sont fermées. » Le ton est plus sec qu’elle ne le voulait – l’émotion est mal contrôlée, infusée de tous ces sentiments qu’elle s’est appropriés au fil des années, et qu’elle n’arrive plus à chasser.
Et par peur d’échapper quelque chose de plus froid encore, elle ne fait que mimer le geste de sceller ses lèvres et de jeter la clé par-dessus son épaule.

Et puis Elros (Elros, c’est joli) s’excuse, et c’est de nouveau un oh surpris qui s’impose à ses pensées comme pour en chasser les mots. Elle s’est déjà connue plus éloquente; et après une seconde de latence, elle parvient à formuler quelque chose qui s’apparente à une phrase, dite un peu trop basse, presque murmurée: « C’est gentil de votre part. » Un peu méfiante, elle ne sait pas (plus) sur quel pied danser, ce qui semble être un thème récurrent de cette soirée qui vient à peine de commencer. Peut-être qu’elle a besoin d’un autre verre. Peut-être qu’elle a besoin de redevenir elle-même. Ou une autre version d’elle-même, celle qui ne s’est pas exilée à la première occasion. Cette Aminta-là saurait sûrement comment agir en société, comment ne pas se désoler que ce presqu’inconnu ne soit là que par obligation. Puisque remonter le temps lui est impossible, elle se contente de boire la fin de son verre d’une traite.

« Quel genre de circonstances ? Son propre courage l’étonne.  Comment m’auriez-vous abordée.. ? La scène qui se déroule dans son imagination, elle l’amuse. Devant le rayon des surgelés ? » Si je puis me permettre, mademoiselle… depuis combien de temps n’avez-vous pas conduit de caddie ? La pensée la fait sourire; elle tente de cacher l’expression derrière sa main, ne veut pas avoir l’air de se moquer; mais c’est plus fort qu’elle. Aminta toussote, parcourant la salle des yeux. Ses parents toujours enlacés, valsant au rythme de la musique – les coups d’oeil qu’elle pense discrets en direction de sa fille – son regard se fait plus doux, sa voix aussi. « Désolée que ce ne soient pas de meilleures circonstances. » Il y a beaucoup de choses qu'elle changerait, si c'était possible; il lui semble que rien n'est sous son contrôle, et que tout ce qu'il lui reste à faire est de demander pardon.

Ses capacités sociales sont nulles ; pire que ça, même ; parce qu'au-delà de saboter les espoirs de sa mère, il sabote même toute chance de peut-être même qu'une possible amitié ; mais sans doute que cela explique pourquoi Elros est si peu entouré dans sa vie, parce qu'il parle sans réfléchir, parce qu'il préfère de trop importuner et assumer qu'après coup sa bêtise. Alors il se rend compte trop tardivement qu'il semble lui dire en boucle qu'il parle avec par... Convenance ? Alors qu'il aurait juste voulu avoir le droit de venir la voir naturellement, pas par la force d'une conspiration ; et il est idiot, parce qu'il ne sait pas le traduire, ça.

Mais il a cette sensation qu'Aminta lui offre une dernière chance ; et il est presque sonné par cette touche d'humour même s'il lui semble déceler du sarcasme. "Ne le soyez pas. Ce n'est pas vous le souci." Pour peu qu'elle aurait pu y penser ; plutôt son vautour de parent. Et il l'observe encore, se disant qu'il peut bien lui avouer une autre vérité honteuse. "En vérité, j'aurais sans doute pas osé vous aborder." Parce qu'il est... Lui ; et qu'elle est elle ; bien trop jolie. "Mais imaginons que j'aurais pu prendre votre caddie à la place du mien et, oups, quel étourdi !" Il s'y ose ; veut juste lui arracher un peu de cet amer qu'il a pu poser là, dans son coeur, avant de filer pour la laisser enfin en paix, loin de ses conneries. "J'aurais jeté un oeil dans le votre pour m'en rendre compte et... Oh tiens, vous aussi vous aimez les... ?" Et il attend de voir ce qu'elle pourrait proposer, comme gourmandise qu'ils pourraient avoir en commun ; des pims, des pringles, du cervelas... Qu'importe ! Il est même prêt à aimer les endives pour l'occasion.

N'empêche, quitter la féérie d'une telle soirée pour s'imaginer dans un supermarché à la place...

Ah, les années ne l'arrangent pas, à ce cher Elros.

Ni l’un ni l’autre n’est adroit, semblerait-il. C’est rassurant en quelque sorte, de le savoir; qu’elle a le droit à l’erreur et qu’il ne la jugera pas, même s’il risque de déguerpir de toute façon. Au moins ce ne sera peut-être pas sa faute à elle. Ni sa faute à lui, d’ailleurs.
Il n’empêche qu’elle aurait aimé avoir un retour plus doux au sein de la société fae. Aminta doute fortement que cette rencontre orchestrée par leurs familles n’ait que pour but de les voir devenir amis (si elle savait !).

Le compliment (enfin elle pense que c’en est un) lancé si rapidement qu’elle n’a que le temps de sourire, de sentir le rouge lui monter aux joues. C’est qu’il est charmant, en dépit (ou peut-être à cause) de ses maladresses; elle a de la chance que les circonstances soient telles qu’il n’ait pas eu le choix de se présenter.
Et Aminta se surprend à réfléchir, à se prendre au jeu; il la fait rire et elle sent la tension quitter ses épaules, sa prise se relâcher sur le pied de sa coupe vide. « AfterEights ? Un geste exagéré de la main, qui se pose au creux de sa gorge. Déesse non, ils sont pour ma grand-mère. » La situation est si ridicule qu’elle ne parvient pas à garder son sérieux, et échappe un gloussement décidément fort peu élégant. « Et ensuite, quoi ? Vous me demandez mon numéro pour qu’on puisse débattre de l’excellence des AfterEights ? » Elle se demande si elle le lui donnerait. Si l’occasion se présentait, s’ils se rencontraient autre part et qu’il osait l’aborder; ou encore, si elle le remarquerait; si elle se risquerait à l’accoster.

« La rencontre de ce soir est peut-être mieux, finalement. Même si elle semble forcée. Quoique c’est une amélioration, si on compare au fait de m’aborder en me disant que je ne sais pas danser. » Elle ne lui en veut pas; c’est même un sourire honnête qui illumine son visage, alors que le badinage lui allège le coeur et l’esprit comme le soleil au travers des nuages.

Elle accepte le jeu de rôle ; celui pour tenter de présenter ses excuses, aussi nulles peuvent-elles être. "Je suis pas sûr de savoir ce que c'est." Et il souffle un rire, de bon coeur, parce qu'il n'a aucune idée, vraiment, de ce que c'est ; mais un truc de vieux, visiblement. "Non, non. Je vous demande où vous avez pu les trouver parce que j'en cherche justement ! Mais je suis pas très doué, il s'arrête un instant, avant de rajouter : mais ça vous l'avait déjà remarqué, et il appuie d'un bref sourire encore avant de continuer ; et donc devant le rayon, je vous demande vos conseils avisés." En somme, lui tenir la jambe comme il lui fait là quoi.

Mais elle rebondit ; et il n'avait pas vu les choses ainsi.

Définitivement, il est "nul" ; et soupire encore ; tant pis pour sa mère, elle a bien dû remarquer son air déconfit et se dire que définitivement, heureusement qu'elle avait géré le tout sans lui parce que ce n'était pas gagné. "J'ai vraiment été nul. Attendez, je retourne chercher après une coupe pour que vous me la jetiez au visage." Il secoue la sienne, vide tout autant que celle de sa voisine. "Accordez-moi juste le droit de fermer les yeux avant, ça brûle un peu sinon." Comment sait-il ça ? Il suppose juste, bien entendu. Il pince les lèvres, hésite à tenter de se rattraper. "Mais si jamais... Je ne trouve pas que vous savez pas danser. C'était juste... Vous aviez l'air heureuse sur le coup." Et il y a une certaine fatalité, dans ce qu'il va dire. "J'ai supposé que ça faisait longtemps, dès lors." Serait-il content, lui, après trois ans ?

Un regard sur elle. "M'accorderiez-vous une danse Aminta, pour me faire pardonner ?" Et il lui offre un maigre sourire. "Vous pourrez me marcher volontairement sur les pieds, je ne couinerais qu'à peine." Il suffira de pincer fort la bouche, comme quand il était adolescent ; quand il pensait qu'un jour il trouverait une fille pour qui il s'en ficherait bien de souffrir sur le coup.

Aura-t-elle l'air encore heureuse, si elle accepte ?

L’espace d’un instant le masque est tombé, les moues ont laissé la place aux sourires, et oui, vraiment, Aminta songe qu’il est charmant. Sa mère (car elle ne doute pas que les petites machinations pour qu’ils se rencontrent vient d’elle) aurait pu faire définitivement pire; si elle a fait exprès de trouver quelqu’un en marge des convenances reste à voir. Après tout, à son âge, qui reste-t-il à marier ? Les marginaux, les non-conformistes, et ceux, comme elle, qui se sont exilés sans vouloir l’admettre.
Et puis elle gâche tout.

« Non je… j’exagérais. C’était une blague, vraiment. » Il y a une petite pointe de culpabilité, de l’avoir accusé, de lui avoir donné l’impression d’avoir été offensant. Oh, bien sûr, elle l’a été; un brin, juste un peu, parce qu’elle n’a plus l’habitude des autres, parce que ses émotions sont à fleur de peau, si fragiles qu’un rien la fait basculer dans un gouffre, dans un tourbillon duquel elle peine à sortir. Mais il n’en est pas responsable et ce serait injuste de prétendre autrement. « Je préférerais boire un autre verre en votre compagnie que de vous le jeter au visage, qu’elle lui assure d’un ton ferme. Je ne pourrais jamais me pardonner de ruiner cette chemise. » Les reflets irisés captent la lumière, se font comme une nébuleuse où étincellent les étoiles brodées sur la veste de velours. Si ce n’était pas si.. inapproprié, elle se perdrait certainement dans les détails stellaires, à suivre les constellations des doigts et les imaginer dans le ciel.

C’est touchant, en quelque sorte, de le voir si désolé, mais surtout de savoir qu’il l’a remarquée. Qu’il a su lire le bonheur sur son visage, l’hésitation dans les pas; et c’est un peu étrange d’avoir été si comprise sans avoir rien dit, alors même que son attention était ailleurs. « C’est déjà pardonné, danse ou pas. » Et pourtant elle se sent un peu trépigner, les doigts qui tapotent le pied de son verre tandis qu’elle essaie de tempérer l’envie d’accepter, de le prendre par la main et de le traîner parmi les autres danseurs. Qui aurait cru que ça lui avait tant manqué ? « Je serais ravie de danser… à la condition que vous en ayez envie. » Vingt ans depuis qu’il a dansé de sa propre volition, trois ans depuis qu’on l’a obligé; Aminta aimerait réduire un seul de ces comptes. Hors de question qu’en plus d’être obligé à fraterniser sous les ordres de sa famille, il soit en plus coincé dans une activité qu’il abhorre avec une étrangère qu’il tolère à peine. « J'accepterai avec plaisir une danse, ou un autre verre. Honnêtement. » Ou les deux, si l’occasion se présente. « Je promets de ne pas vous marcher sur les pieds plus que de raison, si ça peut vous rassurer. » Si ça peut le convaincre, surtout.

Il porte un regard sur sa propre chemise, comme s'il avait oublié lui-même ce qu'il pouvait porter ; et sourit alors, un peu ; à la manière d'un adolescent heureux de la remarque, parce qu'elle vient pas de sa mère et que ça fait plaisir ; alors qu'il ne voulait même pas la porter au départ, pourtant. Mais tout change, quand une bonne porte un joli regard sur soi.

Alors il réclame plutôt après une danse ; l'invite à voguer sur la piste, à lui marcher sur les pieds, à se faire pardonner ainsi si c'est ce qu'elle choisi comme courroux - les chaussures sont plus banales que la chemise - et il s'y fera. Mais elle le fait sourire encore, à vouloir qu'il y aille pour le plaisir cette fois, plutôt que pour simplement se faire pardonner. "Les deux me semblent faisable." Et alors, il vient lui chiper sa coupe vide pour aller déposer les deux en sa possession sur un recoin de table, avant de revenir vers elle, de lui tendre la main.

Deux dizaines d'années ; compteur remis à zéro.

Sa main semble toute pataude, à voir la sienne dedans ; mais il fait mine de s'en fiche, même s'il a peur qu'elle la trouve inconvenante ; truc du genre. La taille, par contre... La majorité de ses rencontres doivent être plus grandes que lui, alors il ne s'en soucie plus depuis longtemps ; et parmi ceux qui virevoltent déjà, il se positionne d'avec Aminta. "Votre rythme sera le mien." Si elle souhaite un temps doux, il le lui offrira ; si au contraire, elle préfère dépenser cette énergie accumulée à force de supporter toutes les bourdes d'Elros, il lui en donnera l'occasion ; l'avantage de se faire traîner sur la piste depuis vingt ans.

Et peut-être qu'il devrait jeter un coup d'oeil à sa mère, vérifier que la doyenne est satisfaite du dénouement ; mais il préfère regarder la fae qui a accepté cette danse, plutôt que le verre dans sa tronche.

Elros la guide vers les danseurs et Aminta souffle un « vous êtes sur ? » pour la forme, parce qu’elle ne fait même pas mine de le retenir. Et pourtant elle est nerveuse, de joindre les fae si élégants, qui tournoient avec l’aisance de ceux qui ont fait ça toute leur vie. Si elle n’était pas partie, elle aurait été parmi eux, sans aucun doute; mais la Californie n’était pas sa maison, et le travail prenait tout son temps, et la voilà appréhensive et excitée à l’idée de fouler les planches avec un inconnu. La main dans la sienne, l’autre posée au milieu de son dos; elle se demande s’il sent les battements de son coeur qui trahissent sa nervosité. « Pourquoi ne pas commencer par la base.. ? » Elle a déjà peur de lui écraser les pieds sans cesse; pourquoi ne pas se donner une chance ?

Et, fidèle à sa parole, Elros la guide à pas mesurés, avec patience, même lorsqu’elle trébuche et se confond en excuses. « À ce rythme, ce sera moi qui devrai vous offrir une revanche. » Mais la musique ne s’interrompt pas et ils n’entrent en collision avec personne, et peu à peu les pas lui reviennent et elle se détend. Se concentre sur la chaleur entre leurs paumes, le velouté de la veste sous ses doigts. « Et ça fait trois ans que vous n’avez pas dansé ? Elle a du mal à y croire. À moins que ce soit comme la bicyclette, et que ça ne s’oublie pas vraiment ? Vous auriez pu mentir, je vous aurais cru. » Étonnant qu’il ne soit pas déjà pris – surtout avec les efforts que sa mère semble y mettre.

Mais les dernières notes sonnent, quelques applaudissements retentissent pour les musiciens, et la prochaine mélodie commence; quelques-uns changent de partenaires, d’autres quittent tout simplement, remplacés par d’autres couples. Une voix douce s’élève, et Aminta réalise qu’il s’agit d’une version plus lente d’une chanson pop.
Les faes se placent, comme d’un commun accord, entament les pas d’une chorégraphie depuis longtemps apprise. « Oh, je crois que. Un regard un peu coupable, un peu porteur d’espoir à son cavalier. Je crois que je connais les pas. » Elle hésite un moment, balance son poids d’un pied à l’autre, referme délicatement les doigts sur la manche d’Elros, comme pour le retenir; se reprend et lisse le tissu, pose la main sur son propre sternum, de ne pas savoir quoi en faire. « On peut rester ? Promis, ce sera la dernière. »