harper ※ loose lips sink ships all the damn time

1993 Sylvia Downer a vingt-trois ans. Fae à la beauté surnaturelle, elle a rivés sur son visage les regards de toute l’Amérique. L’opinion publique est unanime : l’actrice a un talent extraordinaire et, d’après tout les journalistes, jamais grande dame d’Hollywood n’a eu un cœur aussi entier. On la dit originaire de Dupree, petite ville de Virginie où elle retourne régulièrement se ressourcer auprès des siens.
Shade Harrington a vingt-quatre ans. Il n’a jamais quitté Dupree et, chaque fois que l’actrice revient en ville, malgré les opinions de sa maison, il la contemple à une respectueuse distance. Vermisseau amoureux d’une étoile, il met du temps à finalement oser aborder la sublime.
Il est du crépuscule et elle est de la lune, mais que représentent les Maisons face à un amour si immense qu’il les engloutira tous deux ?

1997 Sylvia est enceinte.
Elle le lui annonce au solstice d’été, alors que sa maison à lui rend juste la garde du Trésor. Son sourire, vissé à ses lèvres, éclot avec cette nouvelle voie qui s’ouvre à peine sous leurs deux pas. Ils seront parents, tous les deux ; tous les Oscars de l’univers, tous les rôles qu’elle aura pu jouer n’égaleront jamais le bonheur de devenir Madame Harrington.
Le mariage est célébré durant l’été et tout Dupree vient y danser. La fête durera toute la nuit, jusqu’à ce que les lueurs de l’aube accrochent leur ambre matinale à la canopée des platanes.

13 février 1998 Le hurlement crève l’air avant même l’arrivée du jour. Dans un sourire épuisé, Sylvia serre contre sa poitrine la main d’un Shade tout aussi las. Sur le ventre de l’actrice repose un poupon minuscule ; quelques brins de cheveux épars rappellent la beauté de sa mère, tandis que ses yeux noirs profonds voient l’empreinte du crépuscule.
Comme une évidence, la petite sera appelée Harper et le monde entier l’aimera.

août 1998 Le monde entier, y compris les pellicules des polaroids. La grossesse de Sylvia Harrington est plus médiatisée qu’il ne le faudrait. La Maison du crépuscule prend peur : si Shade en vient à être lui aussi représenté dans les médias, il en est finit de son devoir de faeraser, fini de la tranquillité de Dupree et de celle de toute la région.
La sanction des parents Harrington est sans appel : Shade doit se séparer de son épouse, trouver une union plus convenable au sein de la cour dont il est issu. Alors que les deux amants tempêtent pour maintenir leur famille à flots, les rancœurs les empoisonnent et les manipulations des Harrington finissent par porter leurs fruits.
La bile aux lèvres, la rage au cœur, le couple se sépare.
Leur mariage aura duré à peine un an.

1998-2009 Anéantie par la fin de sa carrière et de son mariage dans la même année, Sylvia reporte toute son attention sur Harper. Si elle a tout gâché pour cette enfant, alors cette enfant sera son univers. Paranoïaque, l’ex-actrice surprotège la fillette, coupant les ponts même avec sa famille de peur que quiconque ne lui arrache.
Harper grandit dans un cocon dont les murs sont faits de rêves brisés et d’une amertume grandissante. Pas de Père Noël, pas d’innocence pour une enfant-pansement comme elle : Sylvia met un point d’honneur à ce que sa petite fille sache que la vie est dure, très dure, que Papa n’était qu’un salaud mais que Maman l’aimera toujours.
Complètement coupée du monde jusqu’à l’âge d’entrer à l’école, Harper s’y révèle totalement indisciplinée, incapable de se soumettre aux règles de la communauté. Elle refuse de s’asseoir, mord les professeurs qui ont le malheur d’essayer de la canaliser … et hérite souvent de la chaise du puni, cette petite chaise ridicule sur laquelle elle doit rester assise, durant la récréation, pendant que les autres s’amusent.

Puis, la chaise devient un banc. Et sur le banc, il y a d’autres enfants. Petit à petit, Harper fait la rencontre des plus dissidents de son âge, dont les noms roulent sur la langue de la fillette comme des confiseries trop sucrées qui collent à ses dents solitaires : mabel, lewis, emerson, forrest et zephyros.
La réalisation est lente que sa vie est bien différente de la plupart des autres gamins. Avec elle, la certitude que quelque chose cloche chez elle.
Mais au moins, elle n’est plus toute seule.

2009 La fin de l’enfance arrive dans le visage d’Harper comme une porte qu'on lui claque au nez. Peu après son onzième anniversaire, ses pouvoirs se révèlent, prouvant que son père est aussi absent de son quotidien que présent dans sa génétique. Lui, agent du crépuscule, lui a cédé le cauchemar dont elle ne voulait pas hériter.
Harper peut insuffler dans l’esprit des autres des souvenirs qui n’existent pas, les convaincre qu’un évènement inexistant s’est déroulé.

2010-2015 L’enfant sauvage devient adolescente morose. Les autres ont peur, évidemment ; elle aussi. Même sans comprendre précisément l’étendue de ses pouvoirs, elle devient la sorcière. A l’école, les regards se détournent quand elle entre dans la pièce, les rires se font silencieux derrière son dos de peur qu’elle ne lance des représailles.
Seule dans leur vieille maison pourrie où sa mère n’est plus qu’un fantôme, Harper caresse l’espoir infime que peut-être, un jour, tout s’arrête. Que les autres se mettent à se comporter normalement avec elle, comme avant.
Heureusement, il y a la bande. Toujours soudée, toujours malicieuse. Tous les six, ils se poursuivent à vélo dans les rues de Dupree, se retrouvent les week-ends pour faire des goûters dans les champs. Ils sont sa bulle d’air, son oxygène ; sans eux, Harper n’est plus personne.

Et puis, au milieu d’eux, lewis. Ça lui tombe dessus sans prévenir, ce crush balbutiant qu’elle avoue, rouge pivoine, à Mabel entre deux coups de polochons. Le cœur qui s’emballe, l’envie qu’il la regarde, qu’il la voie … elle se fait l’effet d’une aveugle qui vient de recouvrer la vue.
Pour l’adolescente convaincue que personne ne pourra la croire, apprendre que Lewis l’aime aussi est la lumière suffisante pour sublimer toutes ses fêlures. A quatorze ans à peine, les deux gamins débutent leur première relation. En secret, d’abord, puis au vu et au su de la bande qui s’amuse de les voir si mièvres.

2015-2017 Ils grandissent, la bande, et avec eux grandit le monde. La table à laquelle ils s’assoient, dans le centre-ville, est devenue leur repaire secret et ils ont leur laisser-passer au sein de toutes les soirées lycéennes. Dans les basses étourdissantes et sonores, ils goûtent à ce que l’univers offre en détraquage de cerveau : alcool, joints, drogues dures pour ceux d’entre eux qui s’y amusent -Harper, elle, a trop peur de ça.
Lewis et elle font un peu plus que se tenir la main, maintenant. Il est le plus beau des amants, l’unique pilier sur lequel H s’autorise à poser le pied sans avoir peur qu’il ne s’effondre.

Dans un battement de cils, le lycée s’achève. Harper entreprend des études d’archéologie par correspondance, cherchant toutes les traces d’un passé dont personne ne l’accusera d’avoir voulu le falsifier.

Certaines amitiés ne survivent pas à la fin du secondaire ; la bande n’est pas de celles-là. Ils sont ensemble, partout, tout le temps. Sur le rocher, au-dessus du lac, à se faire tourner le même joint sur lequel se noient leurs salives, dans toutes les soirées étudiantes où ils se traînent les uns les autres avec des sourires goguenards pour ceux que leur proximité fait marrer.
Les gens ne peuvent pas comprendre leur lien, et ça les amuse. Dans la puissance de l’invincible conférée par leur folle jeunesse, les six ont la pure impression de vivre leurs meilleures années.

Jusqu’à ce qu’elles s’achèvent trop vite.

summer 2017 De cette soirée estivale, elle ne garde qu’un souvenir trouble, diffus, comme de l’encre instillée dans l’eau mélancolique de ses regrets. Était-ce au lac, était-ce en ville ? Le jour, la nuit ? Étaient-ils tous là, tous les six ? Était-ce Forrest ou elle qui ont soufflé de lourds mensonges dans l’esprit de l’innocent ?
Comme une promesse inachevée, l’évènement a brisé la bande.
Le lendemain matin, crevasses sans sommeil sous les yeux, ils n’ont pas échangé un mot et Harper a eu peur d’en parler, au cas où ce serait un souvenir qu’elle s’était elle-même implantée.

after Lewis est parti. Sans une note, sans un mot, sans rien.
Les autres se sont éloignés comme des étoiles qui, après une éclipse trop grande, sont immergées dans les ténèbres.
Harper reste debout, toute seule, dans une vie qui semble étrangère à la personne qu’elle croyait être. Après l’incident, elle arrête ses études et se terre dans son propre crâne. Devant l’insistance de sa mère, elle finit par prendre un job alimentaire, se résignant à ne vivre qu’une demi-vie par rapport à ce qu’elle voulait. A force de craindre ses pouvoirs, elle tâche de les enterrer quelque part, là où personne ne pourra creuser assez loin pour les déterrer. Elle attache ses cheveux en chignon serré, elle repasse ses chemisiers et elle devient quelqu’un d’autre.

L’idée l’effleure de partir à la recherche de son père, pour lui demander des comptes, avant de réaliser que le bougre est bien plus heureux loin de sa mère et d’elle-même. Il s’est remarié, a fondé une seconde famille, faute de prendre soin de la première.
Lentement, le sentiment d’éternité qu’elle avait à l’adolescence devient un fatalisme difficile à enrayer.

Lewis est parti.
Elle lui a envoyé des textos, elle a été chez lui. Putain, elle lui aurait écrit une lettre si elle avait eu une adresse. Mais non. Il est parti. Comme son père. Comme tous les autres.
Le seul qui voulait encore bien traîner comme avant, c’est Emerson. Mais même avec lui, elle a fini par tout gâcher ; désormais, quand leurs yeux se croisent, c’est pour mieux être embarrassés.

Lewis est parti mais elle l'attend quand même.

Harper a vingt-cinq ans et elle finit par en arriver à une douloureuse vérité : sa mère a toujours eu raison.
Dans la vie, on finit tout seul.